“Quelle différence y-a-t-il entre le design allemand et le design français ?”
À cette question posée lors d’une conférence, il y a quelques années, l’un des designers allemands présent sur scène proposa une réponse qui fait sens encore aujourd’hui : “le design allemand est né de la rencontre au Bauhaus de l’avant-garde artistique européenne et des plus grands industriels du pays. En France, il est né de la rencontre d’un syphilitique et d’une prostituée”.
D’un côté, Emil Rathenau, fondateur d’AEG aux côtés de Wassily Kandinsky, Johannes Itten, Ludwig Mies van der Rohe, qui insufflent une pensée nouvelle au service de la révolution industrielle, de l’autre Toulouse Lautrec qui peint la Goulue et les filles des cabarets et donne naissance à un âge d’or de l’affiche, libre, expressionniste, plastique.
D’un côté la vision prospective d’un design ancré dans l’expérience des utilisateurs pour leur proposer des solutions adaptées à leurs nouvelles conditions de vie : ergonomie, esthétique contemporaine, coûts maîtrisés afin de démocratiser l’accès aux biens de consommation.
De l’autre, l’invention foisonnante de langages visuels empruntant aux codes de la peinture – Cassandre était peintre avant d’être affichiste – pour publiciser tantôt une croisière à bord du Normandie, tantôt du beau, du bon, Dubonnet, tantôt l’eau de Perrier, celle qui fait pschitt… Cappiello, Colin, Savignac, Villemot entretiendront cette culture pendant une bonne partie du XXe siècle, suivis par de grands talents : Grapus, le Quernec, Batory, Perrotet, M&M, Helmo… très engagés sur le terrain politique et culturel, ancrant ainsi le design dans un environnement expérimental, audacieux, mais à une distance respective du business.
De proche en proche, il s’est ainsi installé dans la tête de nos entrepreneurs, de nos communicants, de nos brand managers que si les Français savaient faire les malins, les anglo-saxons savaient faire du business… Qu’on appréciait bien sûr l’esprit et les fantaisies hexagonales, mais qu’on préférait s’adresser à des gens sérieux dès lors qu’il fallait imaginer une marque, son récit, son langage, son territoire.
La liste est longue des marques nationales qui se sont rendues outre-manche pour se faire une beauté. L’Angleterre, où le design s’est imposé depuis de décennies comme un acteur économique majeur, profite pleinement de cette aubaine. De fait, Londres compte de nombreuses agences de grande qualité.
Mais la France a des atouts à faire valoir. Si Toulouse Lautrec a donné à nos industries créatives une teinte plus romantique, notre histoire témoigne depuis des siècles de notre capacité à associer étroitement créativité et savoir-faire d’excellence. C’est ce qui a fait la réputation des Manufactures Nationales créées par Colbert, de Gustave Eiffel, inventeur du rivet qui permit d’édifier la Tour éponyme, mais aussi celle de l’Union des Artistes Modernes qui a su, tout au long du XXe siècle unir dans un même mouvement la dimension artistique et ingénieuriale. Prouvé, Tallon, Charlotte Perriand, Le Corbusier en sont les plus éminents représentants. Ils ont su développer une culture singulière qui fusionne structure et créativité. Le “Designed in France” à cette qualité propre dont les licornes françaises, de Backmarket à Deezer, de Blablacar à Qonto pourraient tirer profit. Le chemin de conviction est long et patient pour qu’évoluent les mentalités mais il revient aux agences françaises de revendiquer cette expertise. Elles ont la légitimité, la culture et les talents pour défendre dans un monde gouverné par un style international une musique originale, des écritures singulières, gages essentiels d’une biodiversité créative.
La séquence olympique témoigne de cette vitalité. Aussi inventive et baroque que parfaitement organisée, saluée dans le monde entier, y compris par les anglo-saxons (c’est dire), elle met en lumière nos capacités collectives à susciter un engouement unanime qui dépasse largement nos frontières.
